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L’Expérience de l’Arbre : «  un morceau de passé renfermé dans l’éventail »

Le 16 novembre 2023
Théâtre Paris-Villette

L’Expérience de l’Arbre
conception, mise en scène et scénographie : Simon Gauchet
interprétation : Simon Gauchet, Tatsushige Udaka ou Hiroaki Ogasawara, Joaquim Pavy
regard extérieur : Éric Didry
collaboration artistique : Éric Didry, Benjamin Lazar, Arnaud Louski-Pane
musique : Joaquim Pavy
création lumière : Claire Gondrexon
régie : Lumière Anna Sauvage
son : Vincent Le Meur
régie générale, plateau et vidéo : Philippe Marie
création costume : Anna Le Reun
construction : Édouard Raffray, Yann Kerrien

Selon Gérard Lenclus, une tradition est « un morceau de passé taillé à la mesure du présent » (Gérard Lenclud, « Qu’est-ce que la tradition ? », 1994). Il précise que « l’expérience du passé se fait dans le présent ; au lieu d’une coupure entre passé et présent, le passé est regardé comme sans cesse réincorporé dans le présent, le présent comme une répétition […] » (Gérard Lenclud, « La tradition n'est plus ce qu'elle était... », 1987). Cela veut dire que la tradition n’est pas le produit du passé, mais, comme l’affirme Jean Pouillon, elle « se définit – traditionnellement – comme ce qui d’un passé persiste dans le présent où elle est transmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui la reçoivent et qui, à leur tour, au fil des générations la transmettent » (Jean Pouillon, « Tradition », 1991).

Qui connaît le théâtre Nô peut comprendre l’importance de la transmission à l’intérieur de ce monde, qui implique des codes expressifs et stylistiques précis du langage gestuel, mais aussi l’importance de la mémoire incarnée qui dépasse la capacité de l’archive de la capture. À un moment donné au cours du spectacle, Hiroaki Ogasawara, acteur professionnel du Nô, affirme qu’il existe cinquante acteurs en lui. Cette déclaration ne nous surprend pas, si l'on se rend compte de cet héritage merveilleux qui s’accumule dans les corps des comédiens, créant ainsi la grande « mémoire du corps de l’acteur ». Le théâtre témoigne de la « culture d’accumulations » : les héritages dans les corps des comédiens s’accumulent et le nouvel acteur se forme en imitant le précédent pour pouvoir s’offrir à l’imitation des suivants. La transmission devient ainsi l’idée qui pousse la création de ce spectacle.

Simon Gauchet raconte qu'il est venu à Kyoto pour découvrir le Nô. Aussitôt, il se retrouve avec dans les mains le texte d’un chant, puis une danse dans les pieds et bientôt un masque sur le visage. Pendant un mois, quasiment chaque jour, Tatsushige Udaka, le fils de Michishige Udaka, maître Nô de la famille Kongô, lui transmet les bases du théâtre Nô. Il lui enseigne Oi Matsu, « la danse du Pin », l’arbre ancien, et lui offre un éventail, de ceux qui ne peuvent s’acheter et se transmettent uniquement.

C’est ainsi que, dans la première scène, on observe un véritable processus de « la transmission ». Cette fois-ci, le rôle de maître est endossé par Hiroaki Ogasawara, qui tente de transmettre à Simon Gauchet les codes de la voix et de l’expression corporelle du Nô. Il est toutefois important de noter que les rôles maître-élève s'inversent continuellement au cours du spectacle. Les premières scènes revêtent un caractère comique, exprimant principalement les exigences profondes que la transmission du savoir peut susciter, surtout lorsqu'il s'agit de celle impliquant le jeu d'acteur et sa gestuelle. Il s'agit de transmettre non seulement une voix, un geste, un mouvement, mais aussi un univers, un état d’esprit, un fantôme.

De son côté, Simon Gauchet transmet également sa propre tradition à Hiroaki Ogasawara. Le moment qui annonce ce processus est l’enregistrement d’un discours d’Antonin Artaud, exposant certaines idées cruciales de son ouvrage Le Théâtre et son Double, notamment en ce qui concerne ce langage théâtral pur qui échappe à la parole et qui se crée par des signes. À ce moment-là, Simon Gauchet se questionne sur la manière de transmettre le geste. Il évoque la peinture, où les gestes sont figés, et fait référence au tableau de Giovanni Battista Tiepolo, « Apollon et Daphné ». Il s'agit de l’épisode dramatique d’Apollon et Daphné, tel que raconté par Ovide dans les Métamorphoses : Apollon poursuit Daphné, qui, terrifiée par ses avances, implore l'aide de son père. En réponse à sa prière, Pénée transforme Daphné en un arbre pour la protéger des avances d’Apollon. Ensuite, Simon Gauchet transpose ce même geste sur scène avec l’acteur japonais.
Quel est le lien entre la transmission-la mémoire-la tradition et « l’expérience d’un arbre » ? Tout d’abord, il faut noter que l’arbre lui-même est porteur de mémoire. En l'observant, on peut voir ses gestes dans le passé, explique Hiroaki Ogasawara. D’ailleurs, toute la scénographie, extrêmement simple, est conçue pour mettre en évidence la présence des branches de l’arbre qui entourent l’espace scénique, évoquant ainsi celui du théâtre Nô.

Le théâtre Nô se joue sur une scène spécialement conçue aux dimensions immuables. En arrière-plan de la scène principale se dresse un mur en bois appelé « kagami-ita », toujours orné d'une représentation inaltérable d'un pin. Selon la tradition, le pin est considéré comme le foyer d'une divinité veillant au bon déroulement des pièces de Nô.
L’arbre devient un véritable personnage de ce spectacle, surtout lorsque Simon Gauchet entame une scène de Tête d'or de Paul Claudel : « Ô Arbre, accueille-moi ! C'est tout seul que je suis sorti de la protection de tes branches, et maintenant c'est tout seul que je m'en reviens vers toi, ô mon père immobile ! ». Cette fois-ci, il tente de transmettre l’esprit de ces répliques à Hiroaki Ogasawara, qui, en revanche, refuse de le jouer en déclarant qu'il souhaite être l’arbre dans cette scène. Selon lui, les arbres parlent pour ceux qui savent les écouter.

Une autre histoire est également évoquée, celle du Chêne et du Roseau de Jean de La Fontaine : un arbre qui croit pouvoir défier la tempête. Ce récit rappelle l’histoire de tous les arbres survivants, comme lors du tsunami au Japon de 2011 où un seul arbre est resté debout. Surnommé « Le pin du miracle », son tronc commence peu à peu à pourrir de l’intérieur, et l'on décide de le découper en 9 morceaux afin d’injecter de la résine dans ses veines pour le redresser. C’est cet arbre qui devient le personnage principal. C’est à ce moment-là que l'on observe un merveilleux jeu d’ombres, qui sur le fond de la scène dévoile différentes formes d’arbres dansant dans l’air. Pour cela, Simon Gauchet utilise une lampe, ce que l'on appelle une servante, qui demeure allumée entre les représentations, agissant comme une sentinelle constante, souvent appelée Ghost Lamp en anglais, en référence aux fantômes qui hantent le théâtre lorsqu'il est désert.
La dernière partie du spectacle raconte alors le rapport entre le visible et l’invisible, caractéristique du geste dans le théâtre Nô, mais aussi entre l’acteur et la présence d’un fantôme évoqué dans l’esprit et l’imagination du spectateur à travers le masque. En effet, le fantôme porte toujours un masque et parle à travers celui-ci, permettant ainsi au passé d'exister dans le présent. C’est à travers le masque que l’acteur peut « danser » avec cet arbre dont le passé survit à travers la mémoire. Une mémoire qui, comme le soulignait Borges, « la plupart du temps, ressemble à l’oubli, mais elle retrouve encore ce qu’on lui demande ». Avec Edouard Raffray, charpentier traditionnel français, Simon Gauchet choisit de cueillir des troncs et des branches mortes, des arbres en morceaux, pour leur redonner la vie. Ils les ont rassemblés pour former un arbre construit de toute pièce, qui sert de scénographie au spectacle.

La tradition théâtrale ressemble précisément à cet arbre reconstruit. Elle tente de résister au temps, à la tempête, au vent qui souffle fort… On fait tout pour la reconstruire, la renouveler, l’archiver, la fermer, la fabriquer, mais elle demeure toujours une rencontre entre le passé et le présent. Les dernières scènes présentent une danse merveilleuse, à couper le souffle, de Hiroaki Ogasawara avec le masque sur le visage. Il danse autour de l’arbre survivant, tandis que l’arbre danse avec lui. À la fin, il ferme l’éventail et range le monde à l’intérieur de lui…

Aida Copra

© Louise Quignon

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