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Philippe Quesne : quand le théâtre interroge la création elle-même

Le 07 novembre
La Commune, CDN d’Aubervilliers

Le Paradoxe de John

Conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne
Textes originaux : Laura Vazquez
Avec : Isabelle Angotti, Céleste Brunnquell, Marc Susini, Veronika Vasilyeva-Rije, Marc Chevillon
Costumes : Anna Carraud assistée de Mirabelle Perot
Régie et collaboration artistique : François Boulet, Marc Chevillon
Collaboration technique : Thomas Laigle
Peintre décoratrice : Marie Maresca
Production : Alice Merer / Vivarium Studio
Assistante production : Mathilde Prevors

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Pour une raison inconnue, c’était la première fois que je me rendais à La Commune, le CDN d’Aubervilliers — et quelle découverte ! Ce théâtre possède ce parfait équilibre : suffisamment grand pour accueillir de grandes créations, mais assez intime pour que l’on s’y sente proche de la scène, des acteurs, et de ce qui s’y joue.

C’est dans ce lieu que Philippe Quesne présentait, le 7 novembre, la première de sa nouvelle création, Le Paradoxe de John — dont il signe la conception, la mise en scène et la scénographie. Il y a toujours quelque chose de singulier dans une première : ce moment fragile où le spectacle rencontre pour la première fois son public. On sent alors cette tension, cette émotion discrète, presque imperceptible, qui s’était cachée tout au long des répétitions.

Ce spectacle accomplit sans doute l’une des fonctions les plus essentielles du théâtre : faire réfléchir le spectateur. Philippe Quesne y parvient avec une intelligence ludique, en nous amenant à penser sans que nous en ayons conscience, par le rire, l’étonnement et la curiosité. Ainsi, le spectacle ouvre plusieurs pistes d’interprétation. La mienne, je l’avoue, est sans doute influencée par ma visite, quelques heures plus tôt, d’une grande exposition d’art contemporain à Paris.

Dès la première scène, ou plutôt dès les premiers mots prononcés, on comprend que l’action se déroule dans une galerie d’art. Le décor s’ouvre sur une partie d’atelier, visible au fond de la scène : quelques outils, une table de travail et un écran d’affichage où défile le texte. À l’avant-scène, divers objets d’usage indéterminé, des chaises éparses, une chaise suspendue dans l’air, quelques éléments recouverts… Les couleurs dominantes sont claires, dans toutes leurs nuances, ce qui confère à l’espace une atmosphère à la fois paisible et énigmatique.

Madame Laugier (Isabelle Angotti), propriétaire des lieux, accueille quatre artistes (interprétés par Céleste Brunnquell, Marc Susini, Veronika Vasilyeva-Rije, Marc Chevillon) et leur explique que la galerie fonctionne comme un atelier ouvert, où chacun peut créer librement. Elle précise qu’autrefois, cet espace appartenait à son ami Serge, qui y préparait de courts spectacles pour ses invités. Si l’on connaît le premier spectacle de Philippe Quesne, on comprend immédiatement la référence à L’Effet de Serge (2007), où un personnage solitaire organisait chaque dimanche de petites performances d’une à trois minutes pour ses amis.

Cette introduction est capitale. Elle me fait penser à un moment marquant de l’histoire du théâtre : les soirées que George Sand, son fils Maurice et leurs amis organisaient à Nohant dans les années 1840. Ils y inventaient des types fantastiques, des créations folles et improvisées, où d’une sorte de mystère naît le jeu théâtral.

Lorsque les artistes entrent dans la galerie, ils apprennent qu’il faut la préparer pour une exposition à la Biennale. Ils disposent d’une liberté totale : créer ce qu’ils veulent, ramener leurs propres œuvres ou utiliser les objets trouvés sur place. Peu à peu, chacun imagine l’espace, cherche sa place à travers sa pratique, et les installations se construisent sous nos yeux. À première vue, on pourrait penser que tout le spectacle repose sur la parodie du monde de l’art contemporain : ces œuvres parfois impénétrables que l’on croise dans les galeries ou les biennales d’aujourd’hui.

Les artistes dans la galerie de Madame Laugier sont investis, passionnés, presque acharnés. Leur conversation est simple, souvent drôle ; les langues se mélangent — italien, anglais, slave — et donnent à la scène un rythme vivant. Ainsi, tout le processus de création est raconté avec une simplicité désarmante, qui provoque souvent le rire.
Les créations des artistes semblent absurdes, sans logique apparente : expérimentations chimiques produisant des sons invisibles, journaux lumineux où défilent des textes, costumes fabriqués à partir de matériaux trouvés au sol, performances aux gestes dénués de sens, des sortes de statues recouvertes de draps, sans qu’on sache vraiment ce qu’elles représentent.

Mais derrière cette légèreté apparente, il y a également la puissance du texte de Laura Vazquez, collaboratrice fidèle de Philippe Quesne, et le fait que le spectacle laisse entrevoir une réflexion sur la place du sens dans la performance artistique : d’où vient une idée ? comment naît une œuvre ?
C’est ici qu’on peut renverser la perspective : au lieu d’y voir seulement une parodie du monde de l’art, on peut y lire une exploration du processus créatif lui-même. Peu importe le médium : c’est ce moment fragile, avant la forme définitive, qui devient le véritable cœur du spectacle.

Philippe Quesne semble questionner notre perception du monde, offrant une lecture parmi mille possibles — comme dans ce petit laboratoire improvisé de George Sand, où la création se faisait spontanément, dans la joie et l’expérimentation, mais dont les résultats se révélaient souvent surprenants.
Dans cette scène, disons presque vide, habitée par des objets et cinq personnages interprétés par cinq brillants acteurs, les possibilités sont multiples. Mais l’enquête du sens reste au centre : cette recherche d’une vérité absolue et unique — dans l’art comme dans la vie — demeure toujours vaine, toujours fragmentaire. Peut-être est-ce là le rôle de ces statues-fantômes, reléguées dans un coin de la scène, à qui Madame Laugier adresse la parole sans jamais recevoir de réponse.

Dans la simplicité du jeu et la précision du réalisme, émerge une véritable enquête du sens, qui rappelle, par certains aspects, Rashōmon. Une quête vaine d’une vérité unique, où le sens se construit et se défait à travers les récits contradictoires — ou, ici, à travers les créations multiples qui prennent forme dans la galerie.
Ce spectacle ne nous offre pas de réponse. Même s’il semble, à première vue, parodier le monde de l’art, il ne cherche pas la vérité : il nous invite à réfléchir sur la manière dont chacun interprète l’art, et, à travers lui, le monde.

Comme le rappelait un théoricien à propos de la philosophie de Wilhelm von Humboldt, « Le monde des formes est un monde des forces. Tout ce qui est extérieur est d’abord intérieur. Nous ne comprenons pleinement les formes du réel que si nous remontons à leur source : l’énergie dont elles sont issues. La réalité est forma formans avant d’être forma formata. L’action créatrice est logiquement antérieure à ce qui est créé ».

Une réflexion qui pourrait résumer l’esprit de Philippe Quesne : un théâtre où le processus importe plus que la forme, et où le sens se cherche dans l’acte même de créer.

Aida Copra


©Martin Argyroglo


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