Le 05 octobre
Théâtre du Rond Point
Il risveglio
Une création de : Pippo Delbono
Avec : Compagnie Pippo Delbono : , Dolly Albertin, Margherita Clemente, Pippo Delbono, Ilaria Distante, Mario Intruglio, Nelson Larricia, Gianni Parenti, Giovanni Ricciardi, Pepe Robledo, Grazia Spinella
Collaborations musicales : Alexander Bălănescu, Pedro Jóia, Giovanni Ricciardi
Distribution et collaborations artistiques : (en cours)
Lumières : Orlando Bolognesi
Costumes : Elena Giampaoli
Son : Pietro Tirella
Chef machiniste : Enrico Zucchelli
Organisation : Davide Martini
Assistant de production : Riccardo Porfido
Équipe technique en tournée : Orlando Bolognesi, Pietro Tirella, Elena Giampaoli, Mattia Manna
Traduction surtitrage : Marie Galey
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Le spectacle débute, la musique résonne, et une seule chaise occupe la scène. Pippo Delbono fait son entrée, le microphone lui est remis. Ceux qui ont déjà vu ses spectacles savent que le micro est pour lui un moyen d’établir un lien avec le public. Ce n’est pas seulement un outil pour être entendu, mais aussi, il me semble, un vecteur de cette dimension poétique qui habite sa voix rauque, souvent ponctuée de silences et de soupirs. Ses discours, tout au long de ses spectacles, s’apparentent à des poèmes vivants, nourris par les nombreuses citations de poètes qu’il partage et par ses propres mots, toujours empreints de pensées profondes issues de l’interaction avec le public.
Pour comprendre la profondeur de son dernier spectacle, Le réveil (Il risveglio), il est essentiel de dire quelques mots sur la compagnie de Pippo Delbono et sur la singularité de sa poétique théâtrale. Le théâtre de Pippo Delbono est, comme l’a défini Baptiste Pizzinat, « tout lieu de vie où nous pouvons trouver le courage de nous regarder les uns les autres ». Dans un monde « où tout est fiction : la politique, la société, la mode, la télévision… », Delbono s’efforce, selon ses propres mots, de révéler « la vie dans le théâtre ». En collaborant avec des acteurs atypiques, souvent marqués par des défis sociaux ou des problèmes de santé, il explore et met en scène des formes inédites de création théâtrale, cherchant à découvrir, au cœur même de la douleur, une énergie vitale extraordinaire. Cette approche pourrait résonner avec la notion de théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, pour qui le théâtre « ne vaut que par son lien magique et terrifiant avec la réalité et le danger ».
Le spectacle s’ouvre avec une vidéo de la chanteuse italienne Ornella Vanoni et sa chanson Domani è un altro giorno (Demain est un autre jour). Cette chanson accompagne symboliquement le message de Delbono : chaque jour est une renaissance, une nouvelle chance. Le réveil, c’est celui du théâtre, mais aussi celui de la vie.
Dans le prologue, Pippo se livre sans filtre. Il parle de lui-même, de son théâtre, et de cette création. Il confie s’être senti perdu, comme enfermé dans un réfrigérateur pendant des mois. Lorsqu’il en est sorti, il a découvert les marques du temps sur lui, mais jamais il n’a perdu l’envie de créer. « Je ne veux pas abandonner le théâtre », affirme-t-il avec conviction. Delbono ne cache pas l’intensité de ses luttes personnelles. Il se réfère souvent à une phrase qui résume sa vision du théâtre : « Le théâtre est une lutte contre la mort et il faut partir de la mort pour aller vers la vie ». Cette idée, déjà présente dans Après la bataille (Dopo la battaglia, 2011), trouve son prolongement dans Réveil.
Dans Après la bataille, un spectacle explorant l’hypocrisie politique et culturelle, les conflits intérieurs et extérieurs, ainsi que la folie, il déclarait : « Je suis satisfait, je vois, je danse, je ris, je chante. » Et il continue, inlassablement. Pourtant, dans ce spectacle, une pensée le hante : la peur de la vie, la crainte de voir son esprit s’éteindre, ou de perdre la légèreté de ses mouvements. Réveil devient alors sa réponse à ces angoisses, une quête pour poursuivre ce qui donne sens : danser, rire, chanter. « Dansons, sinon nous sommes perdus », disait la chorégraphe allemande Pina Bausch, une figure inspirante pour Delbono et un écho puissant à sa propre démarche artistique.
Tout au long du spectacle, Delbono est souvent seul sur scène. Ce n’est que dans la dernière partie du spectacle que les acteurs de sa compagnie font leur apparition, se mettant à danser. Ces acteurs, qu’il présente un à un, ne sont pas de simples figurants : ils incarnent l’histoire du théâtre de Delbono et son cheminement. La relation intime qu’il entretient avec eux, notamment avec Bobò, est fondamentale. Dans Gioia (2019), spectacle créé en hommage à Bobò, Delbono évoque la coexistence de deux émotions contradictoires : la joie et la tristesse. Mais cette tristesse, loin d’être un fardeau, est essentielle pour accéder à la profondeur de son art. Dans Gioia, Delbono raconte que sa mère lui demandait souvent pourquoi il ne créait pas de spectacles joyeux. Et pourtant, dans ses créations les plus sombres, la joie est toujours présente, palpable. Elle émane de ses personnages, de ses acteurs, et de Bobò, acteur clé de sa compagnie, un homme sourd, muet et atteint de microcéphalie, décédé en 2019.
Dans le spectacle Gioia, dédié à Bobò, un homme qui, malgré ses difficultés, a trouvé sa place sur scène, Delbono dit : « Je n’ai jamais vu un hiver qui ne se soit transformé en printemps. » À l’image de cette citation, une scène du spectacle se couvre de fleurs, en référence à la chorégraphie Nelken de Pina Bausch. Delbono revient souvent à l’œuvre de Bausch, comme dans Réveil, où la musique de Café Müller d’Henry Purcell résonne. Ainsi, Delbono continue à danser, avec Pina, avec Bobò, et avec tous ceux qui ont croisé son chemin artistique...
Ce lien avec le passé, ce besoin de rendre hommage à ceux qui l’ont inspiré, apparaît également dans un monologue dans Après la bataille. « J'ai fait un rêve. J’assistais aux répétitions de Pina Bausch : la scène était toute noire et grise, et devant elle, un photographe tenait un appareil Polaroid. Mais sur l’une des photos en train de se développer, il n’y avait pas cette scène grise, mais un jardin magnifique. Le photographe, stupéfait, a commencé à montrer la photo à tout le monde en s'exclamant : “Comment est-ce possible ? Il n'y a pas de jardin sur scène !” Puis Pina est arrivée. Elle n’a rien dit, mais elle a observé la scène. Et dans ses yeux, j’ai vu le reflet de ce jardin. »
Ce monologue est prononcé par une voix féminine enregistrée. Delbono, seul sur scène, tient un microphone et une feuille de papier. La scène est grise, vide. Après la dernière phrase, il dépose un bouquet de roses rouges sur le bord du proscenium. La musique de la chanson séfarade Adio Querido s’élève, et deux actrices en robes rouges rejoignent la scène, dansant « spontanément » avec Delbono.
Danser en temps de guerre, c’est transformer la grisaille et le vide en un jardin en fleurs. Et c’est aussi une idée que Pippo Delbono approfondit depuis longtemps dans son œuvre. Avec son spectacle Guerre (La Guerra, 1998), Delbono cherchait à explorer plus en profondeur le thème de la guerre déjà abordé dans Les Vagabonds (Barboni), créé en 1997. Guerre est en quelque sorte une prolongation de Les Vagabonds, où Delbono raconte l’histoire de sa guerre intérieure, de son combat contre ses propres démons.
Pourtant, dans Réveil, il exprime son regret d’avoir été trop absorbé par sa propre guerre, au point d’oublier celles qui façonnent notre monde actuel. Dans une scène, une actrice lit une lettre écrite par une femme en guerre ; dans une autre, la terre se transforme en tombes… Pour Delbono, chercher la vie dans le théâtre, c’est accepter qu’elle naisse de la souffrance, de la maladie, de la guerre. Mais c’est aussi, malgré tout, continuer à danser. Danser dans la guerre – « danzare nella guerra » – devient une manière d’opposer à la destruction la beauté, la joie, et la poétique des mots et des gestes.
Le spectacle se clôt sur une vidéo : Bobò danse. Pippo le suivi ensuite, puis les acteurs de sa compagnie. Ensemble, ils incarnent ce réveil, celui d’un théâtre qui ne cesse de vibrer, celui d’une vie qui continue de danser malgré tout.
Merci, Pippo Delbono. Nous sommes déjà impatients de découvrir la prochaine étape de ton chemin...
Aida Copra
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