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Sur les ossements des morts de Complicité

Dernière mise à jour : 14 juin 2023

Le 09 juin
Odéon Théâtre de l'Europe

Sur les ossements des morts
[Drive Your Plow Over the Bones of the Dead]
d’après le roman d’Olga Tokarczuk mise en scène de Simon McBurney un spectacle de Complicité première en France
avec Thomas Arnold, Johannes Flaschberger, Tamzin Griffin, Amanda Hadingue, Kiren Kebaili-Dwyer, Weronika Maria, Tim McMullan, César Sarachu, Sophie Steer, Alexander Uzoka

(en raison d'un deuil, Kathryn Hunter doit abandonner son rôle pour l'ensemble des représentations parisiennes. C'est Amanda Hadingue qui interprète le personnage principal de Janina Duszejko, tandis que Tamzin Griffin reprend les rôles qu'Amanda tenait jusque-là)

Dans le livre d’Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge, il y a une histoire qui s’appelle Moi, le chien. Elle est racontée du point de vue d’un chien errant qui observe les événements de la ville d’Istanbul en apportant un regard différent sur la condition humaine. « Les chiens parlent pour ceux qui savent les entendre », dit le narrateur.

« Je veux te raconter une histoire », dit Amanda Hadingue au début du spectacle. Seule sur scène avec un micro et aucun décor, dans une demi-obscurité, elle revêt le rôle de Janina Doucheyko et se lance dans le récit d'une histoire inoubliable.

Il nous semble que c’est une tentation irrésistible, pour Simon McBurney et sa compagnie Complicité, de se plonger dans l’art de la narration et de tisser les fils de l'imagination pour créer un récit captivant. Après The Encounter en 2018, Sur les ossements des morts signe le grand retour de la compagnie Complicité à l’Odéon. Et cette phrase « Je veux raconter une histoire », on l’a déjà entendue au début de The Encounter où Simon McBurney parle d’un photographe américain, Loren McIntyre, qui, en 1969, part en Amazonie pour rencontrer le peuple Mayoruna. Déjà ici, Simon McBurney aborde les sujets qui sont également repris dans son adaptation du roman d’Olga Tokarczuk : le temps et l’infini, la nature et l’homme. Et il nous confronte à une question qui semble toujours guider sa vision du monde et du théâtre : Comment raconter une histoire par rapport à l’espace-temps ?

Dans le roman Sur les ossements des morts, Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018, nous parle de Janina Doucheyko, une femme de soixante-cinq ans, une ingénieure à la retraite qui enseigne l’anglais dans une petite école au sud de la Pologne. Elle se passionne pour l’astrologie et l’œuvre de William Blake. Une nuit, quelqu’un frappe à sa porte. C’est le son qui ‘annonce’ une série de meurtres étranges dans son village au cœur des Sudètes. Bigfoot, le voisin de Janina est mort. Sa mort par contre ne représente pas le début de l’histoire, elle n’est pas un « instant zéro », mais le point de coexistence qui relie tous les moments de l’histoire. La temporalité ne se limite donc pas à l’écoulement du temps, mais elle se construit à travers les moments particuliers.

Toute la mise en scène est construite de manière à mettre en évidence le rapport entre le passé, le présent et le futur. Le premier moment particulier arrive dans l’apparition instantanée d’une photo qu’on voit sur l’écran du fond. Il s’agit de la photo que Janina trouve dans la maison de Bigfoot et dont l’importance on comprendra à la fin du spectacle. Le présent de Janina, le moment où elle nous raconte l’histoire, devient en effet le passé pour les autres. Elle a également un don particulier qui lui permet de prévoir le destin des hommes par l’étude des influences des astres. Les scènes qui suggèrent la présence des constellations évoquent aussi l’idée de l’Autrefois qui rencontre le Maintenant dans un éclair.

Dans ce sens, on peut interpréter le mur du fond de la scène qui assume différentes fonctions : en tant que vitre, il sert à diviser l’espace scénique pour que le présent et le passé puissent se produire simultanément et coexister, ou bien, il introduit l’espace intérieur de Janina où l’on voit ses rêves ; en tant que miroir, d’un côté, il oblige l’espace à se déformer en permettant au spectateur d’avoir simultanément le regard du côté de l’arrière-scène, et de l’autre, il crée des mouvements doubles en ce qui concerne la perception de l’espace. Dans la même optique, on peut envisager l’une des scènes qui, grâce aux dispositifs d’éclairage, évoque les courbures de l’espace-temps.

C’était impressionnant d’observer de quelle manière les acteurs interagissent avec l’espace concret et l’espace imaginé, de quelle manière ils apparaissent sous nos yeux et comment ils passent d’un personnage à l’autre. La scénographie, aussi bien impressionnante que spectaculaire, caractérisée par une utilisation novatrice de la technologie, contribue à créer des scènes captivantes qui invitent le spectateur à observer le monde au-delà de son échelle. Car, « l’infiniment grand est contenu dans l’infiniment petit » – c’est le IX chapitre de Sur les ossements des morts – et « les atomes gardent en eux la mémoire de l’apparition de la vie, de la catastrophe cosmique qui fut à l’origine de la naissance du monde ».

Alors l’idée principale qui structure l’histoire pourrait être celle exprimée par Blaise Pascal : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout ». Simon McBurney, à travers le roman d’Olga Tokarczuk, questionne l’attitude de l’homme qui se prend pour « un tout » dans ses liens avec l’environnement et le monde animal. Les traces retrouvées sur les lieux des crimes laissent penser que les meurtriers pourraient être des animaux, comme un signe de la vengeance sur les chasseurs.

Comme dans le récit d’Orhan Pamuk, l’histoire est également racontée du point de vue des animaux. Pourtant, il ne s’agit pas d’anthropomorphisme, mais de la transformation des êtres humains en animaux : d’un côté, il s’agit de l’incorporation animale chez les acteurs – l’acteur incorpore le chien de Bigfoot – ; et de l’autre, de l’incorporation animale chez les personnages – les citoyens du village se déguisent en animaux lors d’un bal des férus de champignons, ou bien, les élèves se déguisent en animaux pour jouer dans une pièce qui illustre la vie de Saint Hubert, passionné de chasse. Ce dernier exemple offre l’occasion d’affronter une autre grande problématique : l’église et son rôle dans la société.

Les vers de Blake deviennent aussi des moments particuliers qui introduisent presque chaque scène. « Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts » (Mariage du Ciel et de l’Enfer, William Blake) est l’un parmi eux… C’est l’hiver et le village se prépare à célébrer la fête de Saint Hubert quand Janina prononce ces mots… À la fin du spectacle, elle reste seule sur scène entourée des hommes qui l’un par l’un tombent par terre par-dessus les ossements des morts.

La nature et les animaux parlent pour ceux qui savent les entendre. Magnifique et extraordinaire ! Merci Complicité…

Aida Copra

© Camilla Adams
© Alex Brenner

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